Catégorie Littérature Jeunesse -Roman-
Parution en octobre 2009
À partir de 15 ans
« Moi je suis alsacienne.
À moitié, on va dire. L’autre moitié englobe une jambe perdue et les trous dans ma mémoire.
Je recompose, forcément.
Les souvenirs se sont effacés en pointillés et l’enfance est tombée dans un trou qui fait tache en plein dans les cauchemars. Alors je recompose pour ne pas qu’il grandisse en aspirant les petits souvenirs qui se trouvent à la périphérie, je brode sur la ligne pointillée avec mes images d’enfance, les lettres de mes frères et les stigmates qui fixent les souvenirs dans ma peau… »
La collection D’une seule voix d’Actes Sud Junior porte bien son nom : dirigée par Jeanne Benameur et Claire David, il s’agit de
« textes d’un seul souffle […] à murmurer à l’oreille d’un ami, à hurler devant son miroir, à partager avec soi et le monde ».
Dans Vestine, une légende noire, la voix qui s’élève porte haut. Les mots transpercent, touchent au cœur, dans ce récit de l’indicible, fluide et fort à la fois.
« Vestine » est celle qui parle ici, sous le prénom français qu’elle a choisi.
Son pays d’origine se situe bien loin de l’Alsace : le Rwanda. Là-bas, dans cette « autre vie », on l’appelait Mukagatare, et elle avait encore ses deux jambes…
Le docteur Bernstein l’aide dans son travail de reconstruction :
« On a commencé la thérapie en 96, quand ils ont retrouvé mon père, là-bas. Le vieil aveugle me réclamait et les cauchemars sont revenus. Je savais ce qui m’attendait si je retournais au pays. Une fois là-bas je ne pourrais plus échapper aux diables noirs ni au bruit des fusils. Tchak-tchak-tchak…
Je reverrais les corps-carcasses, les corps qui éclatent, les corps qui dorment sous un pagne orange. Ma sœur sans nom, les bébés rouges… »
Vestine évoque sa vie en France, aux côtés d’une mère d’accueil exigeante :
« « C’est pour ton bien, Vestine », alors j’ai appris : haricot, électricité, avion, manger, sortir la poubelle, robinet, docteur, deux fois deux, prothèse, bonjour madame, maman-papa-Mona-Sandra-Anna, solfège, blanc-noir, oui-oui à l’école, Cendrillon, monsieur Emile Zola, le département de la Loire, la production de charbon, le triangle isocèle, mais ça ne suffisait jamais […] »
Chaque mot appelant le suivant, c’est l’histoire de cette enfance qui surgit, ses jeux de fillette lorsqu’elle se fait « petite mère » portant son « bébé bananier » :
« au milieu du bouquet de palmes, le fruit de l’arbre ressemblait à un gros maïs langé dans ses feuilles, il suffisait de le détacher en tournant, comme on dévisse une bouteille. Des bébés bananiers qu’on baptisait Nibaweza, Barankekicyi, Kubwimana ou Manishiwe. Nous les attachions sur notre dos avec un morceau de pagne et nous nous promenions ainsi […] »
Vestine a maintenant 27 ans, et sa résilience passe par la prise de parole, sa prise à bras le corps de ces jours dramatiques où la folie destructrice des hommes a frappé, modifiant Vestine et le regard qu’elle porte sur son passé et sur son futur.
C’est un récit magnifique que nous offre Virginie Jouannet Roussel (après son recueil de nouvelles pour adultes chroniqué ICI) : puissant, d’un seul tenant, et porté par une énergie incroyable.
Impossible de s’en détacher lorsque l’on commence à le lire, car cela réduirait Vestine au silence. Et ces mots, nécessaires, doivent faire leur chemin jusqu’à nous.
« Un jour Bernstein m’a demandé de nommer ce qui s’était passé pour moi là-bas, sur la route. Il m’a expliqué que donner un nom aux choses pouvait aider, alors j’ai dit « ma légende noire » et il a eu l’air très satisfait. Bien sûr, il avait deviné que je ne parlais pas de couleur de peau mais d’une histoire de nuit, de froid, malgré le soleil qui tape, une histoire peur noire… »