Le Tournemire de Claude Ponti



Illustrations sous copyright des éditions L’école des Loisirs

« Ce soir-là, alors qu’ils reviennent de leur promenade, Mose et Azilise ne remarquent rien du tout. »

Difficile – et peut-être inutile – de raconter la trame du Tournemire… C’est qu’il est question de beaucoup de choses dans cet album où Claude Ponti, comme à l’accoutumée, place des enjeux importants et rarement vus en littérature enfantine, tout du moins sous cet angle. Des thèmes comme la peur, la perte et la construction de soi sont abordés « par la bande » avec une délicatesse sans équivalence.


Chez Claude Ponti, les champignons ont des visages, les pancartes des fesses rebondies et des queues en tire-bouchons. Au pays du Tournemire, Mose, devenu léger comme un ballon, s’envole. Azilise l’aime assez pour ne pas le lâcher, et des fleurs poussent derrière elle lorsqu’elle marche. Tous les deux seront confrontés au Schniarck (horrible monstre !) qu’ils sauront vaincre et même rendre ridicule. Leur périple les conduira loin, très loin des leurs, mais ils sauront prendre le chemin du retour, et nous les verrons à la fin raconter leurs aventures bien au chaud, serrés au cœur d’une cabane en forme de tasse à café géante…

Un album de Claude Ponti est toujours une réussite en soi, par la poésie fraîche du texte, jamais maniérée, par la chaleur autant que l’humour qui se dégagent des personnages et des situations. Dire la joliesse des illustrations, parler de la beauté simple et ludique de la langue est une évidence.

Mais un livre comme le Tournemire est encore plus que cela : il touche à l’essentiel, au fonctionnement profond de l’individu, aux ressorts inconscients qui l’animent, qui nous animent. Il atteint des replis inexplorés et prend des chemins difficiles avec une facilité déconcertante. C’est une expérience que l’on ne trouve nulle part ailleurs, intense. Il suffit d’observer le visage d’un enfant qui écoute et regarde l’histoire pour s’en convaincre.

Un Tournemire (dont on ne sait rien, ni ce qu’il est, ni à quoi il ressemble) a transformé petit à petit les enfants du village, l’un en lampadaire pour éclairer la rue, l’autre en meuble à tiroirs pour ranger son matériel de pêche, ou encore en fontaine…etc. Cela ne déplaît pas aux parents qui s’accommodent bien de cette situation. Il est plus facile pour eux de faire les courses ou de se désaltérer.


Azilise et Mose, deux de ces enfants pontiesques (grandes oreilles de fennec et petit minois) vont échapper à l’emprise de modification du Tournemire. Ils partent, s’éloignent, pendant que leurs parents s’enfoncent dans le plancher. Ou, autrement dit, ces deux-là refusent d’être formatés, prêts à l’emploi, utilisables, utilitaires. Ils ne correspondront pas à ce que leurs parents ont prévu pour eux, veulent obtenir d’eux (des parents tellement figés dans leur logique qu’ils s’enfoncent profondément dans le parquet, au point de ne plus pouvoir avancer d’un pied). Les deux enfants grandiront à leur manière, selon les décisions qui leur seront propres.

Le départ d’Azilise et Mose figure la séparation inéluctable qui guette l’enfant. Grandir, c’est se défaire petit à petit de cette fusion enfants-parents si rassurante. C’est devenir un individu « autre », sortir d’un cocon parfois trop calibré. L’entreprise semble dangereuse, mais il faut bien choisir une direction (ici, tomber, ou se lancer grâce à une pancarte, un peu peureuse, mais aussi joyeuse qu’un chiot, donc encourageante).

Azilise et Mose vont ensuite affronter le monstre : c’est le Schniarck, l’effaceur d’enfant. Il leur faudra échapper, non pas à ce qui pourrait être une métaphore de la mort – car Claude Ponti ne fait pas miroiter l’impossible – mais échapper à la négation de soi, à la dissolution de ce qui fait leur personnalité. Ce sont leurs particularités (devenir léger, faire pousser des fleurs) qui sauveront les deux enfants de l’anéantissement. Ce qui pourrait être des défauts, des différences, se révèle en fait les atouts qui vont les rendre uniques. Et ineffaçables.


La « gestation interne » de l’individu qui le fait progresser, se développer, est figurée par le personnage du Bébé-Maison. Énorme poupon ventru, il avale Azilise et Mose tout rond. Pendant que les deux enfants se déplacent à l’intérieur de lui (un enchevêtrement de pièces complexes, tantôt trop petites tantôt immenses) c’est toute leur personnalité qui se construit. Lorsqu’ils ressortent enfin, le Bébé-Maison est devenu une vraie maison, avec des fenêtres, un toit, une cheminée et une porte. À sa manière, Claude Ponti assure que même si le trajet intérieur peut sembler compliqué ou obscur, il est salutaire et débouche sur une porte de sortie, la construction de l’individu et l’épanouissement de soi.


Azilise et Moze devenus « entiers », construits, retrouvent le chemin qui les ramène chez eux. Leurs parents, figés dans leurs certitudes, s’en extraient (par amour !) et les lattes de parquet qui les encerclaient tombent. Chacun aura fait un pas vers l’autre, en acceptant celui-ci, les enfants retrouvant leurs parents libérés et les parents prenant la mesure des progrès de leurs enfants.

La fin montre qu’Azilise et Mose n’ont plus besoin d’affirmer leurs différences avec véhémence. Ils feront pousser des fleurs ou deviendront légers « seulement quand ils en ont envie ». Le Tournemire qui flottait dans l’air, cette entité inconnue et sans visage, inquiétante, s’est révélée plus utile que dangereuse. C’est grâce à lui que les deux enfants se sont développés harmonieusement. La transformation constante qui accompagne l’enfance n’est pas forcément synonyme de danger. Et l’amour est resté au centre de tout, essentiel à leurs vies.


La grande force de cet album est de toucher le lecteur « particulièrement », au sens premier du terme. C’est sans doute cela, la part de magie de Claude Ponti, cette impression qu’il s’adresse à nous en tant qu’individu unique, nous touche au centre. Et qu’il réussit à dessiner et à dire toutes ces choses de l’intime, que nous avons souvent tant de mal à formuler clairement.

Le Tournemire
peut se lire et se relire à satiété. Quel plaisir aussi de comprendre le texte « à rebours » avec le jeune lecteur. Car maintenant, nous savons ce que Mose et Azilise n’ont pas remarqué à la première page, et qui est pourtant déjà perceptible à de tout petits détails :
qu’ « Azilise sème des fleurs et Mose devient léger »….

À partir de 5 ans
Publication en 2004 à L’école des Loisirs


2 responses to “Le Tournemire de Claude Ponti

  • detoh

    Bonjour,
    Premier abord:je n’ai pas compris le titre et ensuite l’histoire.donc,impossible de lui expliquer(elle a 4ans).je viens de faire une deuxième lecture et lire les explications de Mr Ponti,sans vous offencer,le titre ne me facilite pas la tâche:toujours rien…
    Merci de m’avoir ouvert les yeux sur l’histoire

    • cjeanney

      Bonsoir, il faut suivre ses impulsions, il y a des moments pour les rencontres. Peut-être lorsqu’elle sera plus grande ? 🙂 (et puis, parfois, on comprend « sans comprendre », juste avec l’émotion. Et si elle n’est pas au rendez-vous, il ne faut pas la provoquer, le plaisir toujours en premier !)

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